Äußerung

juillet-septembre 2014

huile, cire sur bois

81 x 72

Äusserung

Äußerung après retouche

Äusserung de côté

En assignant au tableau une fonction pratique, en l’occurrence la signalisation, le tableau semble au premier regard perdre de sa dimension purement représentative. À partir du moment où l’on donne au tableau ce rôle éloigné de la fonction figurative, son impact visuel passe par un autre chemin, et retrouve de la puissance évocatrice. Ce principe m’est apparu en me surprenant à observer la porte d’un local électrique sur lequel était écrit « Danger de mort » comme si je contemplais une œuvre d’art. J’essaie désormais de garder le même œil sur un tableau. Chercher à ce que le tableau ait la force d’une menace dans son message.

Il fallait donc partir d’un message d’avertissement. Je tenais également à sous-entendre une imminence. De la même façon que l’on lit sur un panneau le fait qu’un cours d’eau peut se gonfler à tout moment et sortir de son lit lors d’une crue. Ainsi, j’ai incarné cette imminence dans un mot qui circonscrit de façon très épuré le concept que je cherchais à signifier : Äußerung. Ce mot allemand se traduit en anglais par « occurrence », et même si le mot est plus rare en français, il faudrait le traduire de la même façon dans notre cas. Une occurrence, la manifestation de quelque chose, la réalisation d’un événement.

Quel contenu annoncer ? Le tableau, grâce à son aspect signalétique, m’offre à présent une voie royale à la présentation de quelque chose. Le tableau m’offre la présentation idéale d’un objet de mon choix. Lequel choisir pour trôner au centre ?

Le nœud présente un faisceau de qualités lui permettant de prétendre à une place de choix dans la représentation de mon système :

-Si l’on regarde à un niveau purement conceptuel, le nœud ne représente finalement que des vecteurs d’énergie, sans matière. Mettre un nœud au centre de l’attention, c’est proposer comme principe fondateur un rapport d’énergie, sans matière. Refuser de mettre de la substance au cœur du système nous permet de concentrer l’attention du regard sur l’essentiel : de la tension pure.

-Bien sûr le nœud n’allait pas rester à un niveau abstrait. Car un nœud d’une certaine nature, bien exécuté, représente un objet de choix, esthétiquement parlant. Sur un premier plan, ce nœud est un nœud de pêche, constitué par l’entrelacement de deux boucles. Un nœud extrêmement solide, dont la rupture en cas de trop haute tension ne dépendra que de la qualité de la corde. Ce principe annule toute suspicion de fragilité, et nous permet d’envisager une très forte tension. Sur un second plan, la corde tressée présente un grand intérêt esthétique. Si comme moi l’on cherche dans la représentation à faire poindre à la surface la structure de la chose, la corde est en ce sens d’un grand intérêt. Car la corde, si l’on se laisse entraîner esthétiquement dans ce sens, n’est pas un matériau brut, insécable : il s’agit d’une maille, d’un ensemble de petits éléments organisés pour en former un plus important. Chaque chose, jusqu’aux constituants les plus réduits de l’atome, me direz-vous, est constituée d’éléments plus petits organisés l’un avec l’autre. Et c’est justement ce principe que je cherche à mettre à la lumière du jour. L’image de la corde autorise l’illustration de ce principe : les fils s’entrecroisent pour former des ficelles, elles-mêmes assemblées pour former la corde. Et cette hiérarchie est immédiatement visible.

Voilà maintenant définis deux éléments centraux. Mais comment concilier la signalétique avec la figure ? Jusqu’à présent, une figure unique éclairait le centre de mes tableaux. Comment assumer ce « double cœur » ? Le cœur de ce tableau sera cette fois-ci une combinaison de deux éléments lumineux. C’est le rapport de force entre les deux éléments qui constituera le cœur de l’œuvre. De quel rapport de force parlons-nous ? L’occurrence dont nous avons parlé, la mention écrite « Äußerung » sera partiellement cachée par le nœud. Je laisse au spectateur apprécier les implications de ce rapport de force.

Quelle que soit la façon dont le regardeur appréciera ce rapport de force, j’ai bien pris soin de mon côté d’entériner la superposition des deux éléments grâce au clou. Le centre du maillon qui relie les deux cordes constitue le centre névralgique du tableau. Comme l’œil d’un cyclone, ce centre n’est soumis à aucune tension mais il est exactement entre deux vecteurs puissants. Si le nœud me sert à figurer l’hermétisme au cœur de mon œuvre, le centre de ce maillon constitue le point le plus central du mystère importé dans le tableau par le nœud.

L’occasion était trop belle, la présence du mystère constitutif de mon œuvre était trop bien présentée pour ne pas marquer le coup d’un élément plastique supplémentaire qui serait le clou de cet obscur spectacle.

Et il s’est justement agi d’un clou. Deux raisons sont invoquées :

-Il fallait un changement de matériau pour accompagner la transcendance que représente ce clou planté. Planté au cœur du mystère du tableau, il semble interdire l’explicitation de ce dernier en entérinant le rapport entre ce qui est montré et ce qui est caché au centre du tableau. Le clou planté dans le maillon emporte avec lui le secret dans la tombe en quelque sorte ; le clou planté est comme celui avec lequel on clôt définitivement un cercueil. Le clou permet l’hermétisme. Il scelle le mystère du tableau pour le préserver.

-La deuxième raison concerne la polarisation du tableau. Le changement de matériau autorise la transcendance, et par la même occasion il modifie la pondération des divers éléments observés sur le tableau. La présence de cet élément minéral au cœur du bois oriente le regard. Au centre de la figure, il constitue un point solide à partir duquel gravite la conscience. Celle-ci y trouve un point d’appui qui permet de déduire hiérarchiquement le reste des éléments du tableau. Voilà dans une configuration centrifuge. Selon un mouvement centripète au contraire, le clou représente la concentration de la conscience à mesure que l’on s’oriente vers le plus petit. La matière est plus dense dans le clou que dans le bois. De même, à mesure que l’on s’approche du centre, le mystère se fait plus impénétrable.

Ce tableau porte en lui un bon nombre de procédés radicalement nouveaux dans ma technique de composition. Aussi devais-je mettre au premier plan les principes fondamentaux de ma démarche, pour consacrer le tournant que représente ce tableau. De cette façon, trois signes gravitent autour du centre :

-l’épi (lignes en diagonale l’une de l’autre) représente la matière première naturelle ou spirituelle. Elle évoque une fractale ou le début d’une spirale, car cette matière première, c’est ce mystère de l’existence, nourriture de l’esprit.

-La roue (trois lignes à partir d’un cercle) représente le travail de cette matière première, son usinage, sa transformation : le travail de l’artiste, qui raffine l’impression pour donner du sens.

-Le bateau enfin représente la communication du travail, son exportation vers le public. Cette étape regroupe tout le travail de promotion de l’œuvre : photos, documentaire, explications, vernissage, mise en exergue par la musique.

R.S.

Signature 2