Les Drus, et particulièrement de ce point de vue, ont ceci de particulier que la montagne semble grandir à mesure que le regard la parcourt vers le haut, ou que l’œil suive le relief, selon le même parcours, de l’horizontal au premier plan (bas du tableau), à la verticale du second plan (haut du tableau).
Mon travail consiste depuis quinze ans à mettre en forme la notion de sublime. Dans la mesure où cette notion-même exige de l’humilité de la part du regardeur, je privilégie des format assez réduits qui fonctionnent comme de timides fenêtres ouvertes vers le très grand. L’œuvre elle-même n’est pas sublime (dans un sens contemporain), mais elle traduit la notion en une image fixe et en deux dimensions, humble format au pouvoir méditatif, dont la consultation au quotidien génère de nouvelles idées. Les tableaux ont ce pouvoir magique de susciter des idées parfois inattendues. Ils sont un miroir tendu à l’esprit dans lequel ce dernier se réfléchit (dans les deux sens du terme : il se scrute et s’interroge).
Le premier plan est celui encore à échelle humaine. On reconnaît des arbres, comme de minuscules personnages isolés dans un paysage de neige. Les premiers rochers du fond adoptent déjà un autre ton : ils sont massifs, et à moitié enneigés, ils semblent cacher, tels des icebergs, le reste d’un corps gigantesque. Leurs lignes diagonales annoncent déjà la majesté de la verticalité des cimes. Le premier plan s’achève par un premier plafond : la case inférieure est fermée par le haut par une ligne irrégulière noire qui présage l’immensité des plus grandes dimensions.
Le deuxième plan quitte quasiment la représentation figurative. Plus d’arbre, il ne reste que de la roche, découpée par la lumière. Nous sommes sur un terrain primitif, antédiluvien, réduit à des masses tranchées de noir et de blanc, le terrain orogénique de la Genèse. Ces rochers, à partir du chaos, dessinent toutefois un geste, comme une chronophotograhie d’une ligne horizontale passant à la verticale, comme un éventail. La montagne fait un geste vers le haut, elle montre la verticalité.
Le troisième plan est celui de la cime, du zénith. Pour l’alpiniste acharné en ascension, l’enfer chaotique de la roche prend fin et l’espace s’ouvre vers l’air, élément prédominant en haute-montagne. On le surnomme d’ailleurs le « gaz », lorsque l’on fait référence au vide. Sur le tableau, l’air connaît d’ailleurs une texture différente, façonnée par le passage du pinceau qui sculpte l’apprêt, laissant l’empreinte de microsillons, selon un axe plus aérien, courbe et souple comme l’air.
La cime, dans sa forme de V inversé, dessine la rencontre de deux chemins ascensionnels, deux lignes de crêtes qui prennent fin ensemble pour laisser place au ciel. Le chemin des créatures terrestres s’arrête là. Au-delà, les humains ont placé l’esprit des défunts, les dieux, les anges, tout ce qui demeure inaccessible, ce qui suscite notre admiration, ce qui génère nos rêveries, ce qui nous élève dans notre station verticale. À la faveur de la nuit, cet espace révèle les astres et nous rappelle notre statut infinitésimal dans un univers aux dimensions trop vastes pour être appréhendées même par la science la plus pointue et la plus actuelle qui court après l’infini.
Ces trois cases qui mènent du sol vers l’infini sont à appréhender comme un voyage spirituel, un regard vers le plus haut, le très grand, puis l’infiniment grand pour retrouver une appréhension cosmique conforme à la réalité : la Terre à sa taille, l’humanité à sa taille, et moi-même, à ma taille. Comme Jacob, essayons de visualiser cette échelle vers l’infiniment grand. https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89chelle_de_Jacob_(Bible)