Présentation par un tiers

« Robin Suiffet déclare qu’il vit et travaille à Annemasse. Il se met sous l’égide d’une montagne qui se meut, qui peut se mouvoir, celle de Kant et du sentiment du sublime. Les titres des manifestations de Robin Suiffet, Infrastructures, Des galeries sous la montagne, Enterré sous le lac, Des carnets sous la montagne, génèrent un frisson d’inquiétude ; Ramuz n’est pas loin… Est-ce cette grande peur dans la montagne si proche qui inspire sa quête du sublime, sans cesse renouvelée dans la peinture, la gravure, le texte, le film ?

Une quête conceptuelle qui s’ancre sur la matière, celle du bois entaillé de la pratique savoyarde traditionnelle, celle de la lumière qui continue l’entaille ou en métamorphose l’apparence, voire la colore, et enfin celle de l’eau qui vient diluer l’impression au jet d’encre pour instaurer dans l’image un espace de trouble et de naufrage, pour nous faire avancer sans tourner en rond dans la nuit. »

Maria Lund, présidente de la commission d’arts plastique,

remise du prix Charles Oulmont 2022,

le samedi 03 décembre 2022

Au sujet des fusains gaufrés

Il s’agit avant tout d’une micro-gravure du papier. Le papier est gaufré à l’aide de calames d’épaisseurs variables, du stylo bille sans encre, très fin, au bâton, très large. Le dessin est alors invisible, à moins qu’une lumière latérale ne révèle le relief. Puis le charbon de bois est appliqué par frottage à la surface, en grisant puis noircissant la surface du papier, laissant clairs les microsillons et les tranchées laissés dans le papier.

Le motif est, dans une première étape, en retrait du regard, invisible à la lumière frontale. Certains états de fait requièrent la révélation afin d’être vus ; une exposition frontale à la lumière crue du jour les rend invisibles, comme une lampe en plein jour. Il est alors nécessaire d’appliquer un contraste au dessin afin de faire ressortir du gris puis du noir. Le motif émerge alors de la nuit, en blanc sur gris et noir, comme une lampe devenue centrale voire aveuglante à mesure que l’obscurité avance.

La composition s’appuie sur un exemple moral médiéval, une courte parabole destinée aux prédicateurs afin qu’ils gardent en mémoire, pour leurs prêches, l’application pratique d’un fait moral. Dans une extrême concision, ces récits condensent un sens moral, un style percutant, et une langue qui a descendu les âges et nous parvient dans une obscurité semblable aux illustrations qui les accompagnent.

Les illustrations sont celles de la morale, pas celles de l’histoire. Elles n’illustrent pas une anecdote mais leur sens moral. Ainsi les motifs sont représentés à travers le filtre d’un verre brisé, ou émaillés de lignes semblables aux plombs des vitraux, afin de les fragmenter et d’en montrer des angles différents, dans une démarche cubiste. Les motifs ainsi scrutés sous plusieurs angles peuvent révéler leurs mystères à l’épreuve du scalpel visuel du regardeur. Mais le plus souvent, ils restent opaques. Il existe un saut cognitif au centre de ces exemples moraux : la foi, le sublime, la détermination. Ces ruptures, souvent placées à l’endroit même du choix, gardent leur mystère à l’intellect et à l’œil.

Au sujet des dialogues matrices – estampes

En recherche permanente du sublime, mon travail l’explore actuellement dans le dialogue cryptique entre matrice et estampe. Ce dialogue prend place dans des motifs brutalement naturels, iconiques et apotropaïques, qui donnent voix à des paysages apocalyptiques (incendies et tornades), immémoriaux (paysages préhistoriques) ou hostiles (planètes lointaines), grognant une langue venue du fond des âges. Cette langue est traduite, de la matrice à l’estampe, au moment de l’impression. Elle perd son relief, de la même façon que nous avons perdu le sens de la nature dans le progrès technique. La matrice est mystérieuse, brute et pleine d’échardes ; l’estampe aplatit son sens sur le papier. La matrice énonce une vérité séculaire comme Cassandre, l’estampe comprend l’inverse (son opposé symétrique). La matrice est du côté du squelette, de la géologie et du pérenne ; l’estampe du côté de la chair, de la météorologie, du labile.

Au sujet des tableaux gravés

Prendre conscience des échelles incommensurables et des forces écrasantes, telle est l’énergie du sublime, et l’objectif que je me fixe. J’hérite d’une pratique ancienne de l’huile et de la gravure sur bois savoyarde. La gravure est en profondeur, elle rend le dessin solide et indélébile, à l’image des structures montagneuses. La peinture, elle, à l’image de la lumière, est en surface, elle colore les formes et les rend fuyantes.

Voilà ce qu’il en résulte : la gravure donne l’ossature, le code génétique, le temps long, la profondeur des âges ; l’huile la chair, l’individualité, l’histoire individuelle, le temps fuyant (le kairos), les vicissitudes de l’aspect. La friction générée par cette dialectique réhabilite la conscience des échelles.

Selon son angle, la lumière éclairant les tableaux gravés leur donne une apparence différente, parfois menaçante, souvent trompeuse. Les ombres de la gravure sont portées, les contrastes ou la netteté varient. L’interprétation varie selon le point de vue qu’impose cette ombre projetée. Mais en profondeur, le toucher ne trompe pas, les rainures restent immobiles, rugueuses, aiguës et pleines d’échardes, à l’image de la nature brute.

Au sujet des Nemesis Papers

Nemesis est un journal illustré publié dans les dernières décennies du XXIème siècle. Ce journal traite d’histoire, en particulier la période des années 2030 à 2060. Ce journal qui nous parvient du futur présente les informations de façon lacunaire et biaisée, et le photoreportage qui l’illustre participe du même effet. La photographie est radicalement séparée du contexte de la prise de vue. Le cadrage anonymise ce qui peut l’être, le contraste occulte au besoin, le tirage achève la recontextualisation. C’est particulièrement cette dernière étape qui constitue l’originalité de ce traitement : l’impression au jet d’encre est diluée à l’eau dans une démarche pictorialiste. Ce tirage à l’eau, étape décisive, constitue un passage de l’intention abstraite au résultat final, tangible, entre lesquels il existe une faille insondable, un mystère que matérialise parfaitement l’eau, élément fluide qui génère le chaos de l’amalgame, mais constitue également, par ses mélanges, un liquide matriciel. L’eau du tirage autorise ainsi un espace de trouble et de flottement. La dilution de l’eau nourrit l’ambiguïté du sujet, à cheval entre réalité documentaire et pure esthétique, entre signe et symbole, entre réalité tangible et interprétation spirituelle, à la façon d’un spectre. L’ambiguïté du résultat final est entretenue par le cotexte, qui ajoute des références, de la matière contextuelle et interprétative, mais dans le seul but de brouiller davantage les pistes au sujet de l’avenir. L’observateur est ainsi confronté à une pièce de puzzle, observant l’immensité du monde de demain à travers une lucarne trouble.

Le sublime

Il s’agit d’un mélange de crainte et d’admiration suscité par ce qui surpasse notre entendement. Le sublime a la particularité d’être à la fois marquant et fuyant, comme une attaque éclair sur notre perception. Les travaux en question aménagent de tels espaces de surgissement comme des failles, à la fois dans le texte et dans l’image ; des failles, des ruptures verticales dans le réel qui autorisent brièvement un regard vers l’incommensurable ; des galeries creusées dans la montagne.

On tente souvent de représenter le sublime en art par la grandiloquence : des formats géants (John Martin), presque immersifs (Mark Rothko), ou la débauche de moyens (Damien Hirst, Anish Kapoor) ; mais cet exposé confine à l’arrogance, à l’hubris, en ayant tendance à se croire privilégié dans la monstration du sublime, à considérer comme sublime son œuvre voire soi-même. C’est là un mimétisme bien ridicule au vu des échelles qu’elles visent, comme des grenouilles voulant se faire bœufs. Qui souhaite user de sa dignité regarde le sublime pour ce qu’il est : une vanité, une démonstration concrète de notre finitude et de notre insignifiance. L’infiniment grand nous renvoie à notre humilité. Et l’hubris contemporain résulte d’un refoulement du sublime. Le « progrès » et la civilisation sont des œillères confortables nous faisant croire à la destinée exceptionnelle de l’humanité. Le retour à la réalité, la rupture de ce progrès sont des chutes d’autant plus douloureuses dans la violence.