« I also think it’s somewhat of a relief not to hear the true story.
I mean you look at the horror sweeping all the way up from my wrists to my elbows, and you have to take a deep breath and ask yourself, do I really want to know what happened there? In my experience, most people don’t. They usually look away. My stories actually help them look away.
Maybe they even help me look away. But I guess that’s nothing new. We all create stories to protect ourselves. »
« Et aussi, je pense, heureusement qu’on écoute pas la vraie histoire.
Je veux dire vous voyez l’horreur me grimper tout le long du bras, des poignets aux coudes, et il faut respirer un moment et se demander, est-ce que j’ai vraiment envie de savoir ce qui s’est passe ici ? De ce que je sais, la plupart des gens, ils veulent pas. La plupart du temps, ils détournent le regard. En fait, mes histoires, elles aident à détourner le regard.
Peut-être même moi aussi, elles m’aident a détourner le regard. Mais j’imagine qu’il y a rien de nouveau sous le soleil. On créé tous des histoires pour nous protéger. »
Nemesis Papers MMXXIV
« Ce que je raconte, c’est l’histoire des deux prochains siècles. Je décris ce qui viendra, ce qui ne peut manquer de venir : l’avènement du nihilisme. Cette histoire peut être dès maintenant contée, car la nécessité elle-même est à l’œuvre. Cet avenir parle déjà par cent signes, ce destin s’annonce de partout ; toutes les oreilles sont déjà tendues vers cette musique future. Toute notre civilisation européenne se meut depuis longtemps déjà dans une attente torturante qui croît de lustre en lustre et qui mène à une catastrophe ; inquiète, violente, précipitée, elle est un fleuve qui veut arriver à son terme, elle ne réfléchit plus, elle redoute de réfléchir. »[1]
Le livre se présente sous la forme d’une simple chemise à sangle contenant des feuilles libres, tel un dossier confidentiel. En deuxième de couverture, une lettre indique la provenance du livre : 2054. Ce dossier descend de l’avenir avec pour vocation d’avertir les lecteurs de la « fin du monde moderne » des années 2040 et 2050. Les auteurs de ce texte ont compilé des textes qu’ils ont assorti de travaux visuels aux techniques variées.
Les textes ne sont pas originaux, ils ont réellement été compilés. Il s’agit d’extraits d’essais philosophiques, d’articles de journaux, de témoignages tirés de périodes de guerre, ou bien de simples morceaux littéraires. Une bibliographie figure à la fin du livre, mais les références ont volontairement été omises des pages du livre afin d’entretenir une certaine ambiguïté sur la lecture des textes. Ainsi, bien que les articles portent sur des périodes contemporaines récentes (fin du XXème, début du XXIème siècle), ils offrent des prévisions pessimistes qui semblent augurer des textes à venir dans quelques décennies. Les témoignages de guerre datant de la seconde guerre mondiale résonnent étrangement avec les années 2040 dont il est question. La littérature, elle, est de ton apocalyptique.
Chaque page porte le nom de l’auteur de l’image originale accompagnant le texte, ce qui signifie que plusieurs styles se démarquent au fil du livre selon l’auteur. Chacun de ces noms est en réalité fictif et sert plutôt à caractériser un style, un ton, en le personnifiant. Les auteurs sont également caractérisés chacun par un bandeau différent, autant de bandeaux qui intègrent eux aussi des identités distinctes.
La technique encre-jet d’encre, qui consiste à aquarelliser des photographies à partir de tirages jet d’encre, permet de jeter un trouble sur les époques concernées. Ainsi, des images de la première guerre mondiale sont utilisées pour illustrer les années 2040. L’eau du tirage autorise ainsi un espace de trouble et de flottement. La dilution de l’eau nourrit l’ambiguïté du sujet, à cheval entre réalité documentaire et pure esthétique, entre signe et symbole, entre réalité tangible et interprétation spirituelle, à la façon d’un spectre. L’ambiguïté du résultat final est entretenue par le cotexte, qui ajoute des références, de la matière contextuelle et interprétative, mais dans le seul but de brouiller davantage les pistes au sujet de l’avenir. L’observateur est ainsi confronté à une pièce de puzzle, observant l’immensité du monde de demain à travers une lucarne trouble.
De son côté, le dessin permet de procéder à des montages, à des auscultations ou à des déformations de la réalité à partir de sujets bien réels. Par exemple, le style de l’Abbé Jérôme Eustache, sur la page « Nevers », permet de fragmenter la réalité dans une démarche cubiste, dans le cadre chaotique du bombardement de Nevers en 1944. Il en ressort une méditation sur l’implantation de la cathédrale dans le paysage, et la profondeur des âges dans laquelle elle s’inscrit.
Nemesis Papers est comme la lumière d’une étoile morte : elle nous parvient de loin et avec un décalage énonciatif dont les lecteurs deviennent archéologues. Avec ce livre, il s’agit de faire une archéologie du futur en auscultant des indices dans des artefacts usés par la descente du temps vers le présent. Cette auscultation ne laisse pas le lecteur sans une réflexion sur le paradoxe du contact entre futur et présent : pourquoi l’artefact s’arrête-t-il ici et maintenant ? À quel point ce paysage du futur est-il proche de la réalité ? Mais avant tout, que cherchent à communiquer ces associations de textes et d’images ?
Ces réflexions s’inscrivent dans une contemplation plus large de l’immensité du futur, de l’échelle écrasante des forces en présence dans la métamorphose du monde, de la lourdeur des enjeux liés à l’avenir, de la gravité des événements décrits, du miroir entre un passé chargé et un avenir mystérieux entretenu par l’opacité des informations communiquées. En bref, c’est dans un sublime noir que s’inscrit cette démarche. Mais la lourdeur du sublime a depuis Kant sa contrepartie de bonheur dans l’épanouissement moral du regardeur : ces réflexions lourdes nous proposent des voies ontologiques et éthiques prenant racine dans des enjeux tout à fait actuels.
[1] Nietzsche, La volonté de puissance, esquisse d’un avant-propos, §2, traduit par Henri Albert