Photo prise avant dernières retouches, seule photo disponible
Photo finale in situ, seule photo disponible
Visitation
octobre-décembre 2015
Huile sur bois
67 x 43 cm
vendu janvier 2016
En préambule : développement dialectique très scolaire. C’est dans les vieux flacons qu’on trempe sa meilleure plume.
L’évangile selon saint Luc (1, 39-45) raconte l’épisode auquel on se réfère classiquement comme l’épisode de la Visitation de la Vierge Marie. Le tableau se fonde sur seulement quelques éléments de cet épisode, choisis subjectivement. Dans le choix du titre, on retiendra plus volontiers le sens figuré du mot « visitation », à savoir « la venue de l’inspiration, d’une idée, d’un rêve, etc., dans l’esprit de quelqu’un. »
À la genèse de ce tableau, on retiendra la mise en exergue d’une scène d’exception (dans son sens propre) grâce à la configuration spatiale, et de façon plus générale la recherche de figuration de la transcendance. Cette recherche constitue d’ailleurs la problématique principale du tableau : comment faire entrer le surnaturel dans le quotidien, ou si l’on veut faire plus précis, comment aiguiser la peinture pour la faire fendre, et permettre une voie d’entrée à cette visitation ?
Rupture du réel
-La fenêtre constitue l’ouverture la plus explicite. Dans le cadre de la représentation figurative, et dans la perspective de la peinture classique, la fenêtre s’ouvre vers un paysage fictif en arrière-plan. Quel ton est ici donné ? La fenêtre est tout à fait ouverte (pas de vitre ni volets). À travers elle parviennent le souffle et la lumière de l’imaginaire. Un souffle figuré par le flou du tracé. L’appartement respire. La frontière entre dedans et dehors est troublée : le rebords de la fenêtre est bas, et invite à se pencher par la fenêtre. La scène invite à l’ouverture des portes de la perception et à une dilution dans le cosmos.
-Le témoin de la scène (en bas à droite) est sans relief, sans profondeur. Sa figure est ramenée à l’essentiel : une surface pour le visage, un semblant de nez, un œil qui ne fixe rien, une masse capillaire indistincte. Elle a pour rôle d’ouvrir la porte d’entrée, de localiser l’événement dans le quotidien, de marquer l’instant. Elle est l’agent de l’ouverture de la porte, rien de plus. Elle nous conduit vers l’exception de ce moment, en ancrant la scène dans un certain instant t, celui de l’ouverture de la porte, et de la surprise de tomber sur la scène surnaturelle. En comparaison, la figure centrale a un surplus de présence. Ses contours sont distincts et ses mouvements précis. Ses contours distincts affirment sa présence. Chaque partie de son corps, le buste, le bras droit, l’avant-bras gauche et la jambe gauche à partir du genou est figurée de façon épurée. La présence de l’être est affirmée sans argument : elle est peinte, mise au monde, encore enveloppée de son enveloppe de nuage qui lui a servi de vaisseau vers le réel.
-Le sujet est d’ailleurs encore en état de flottement. La gravité est lâche, la réalité suspendue au-dessus du sol, flottant sans contact avec le sol et sans aucune force qui ne l’en sépare. C’est le rôle du nuage : servir à la fois d’intermédiaire, de lubrifiant pour le passage entre deux mondes, et de vaisseau pour transporter l’entité figurée.
Ébranlement de l’espace
-L’espace pictural est altéré par la visitation. La marque la plus explicite de cet ébranlement de l’espace : l’effet de fish eye. La pièce semble en train de gonfler, l’espace en train de se remplir. Le réel se dilate et se métamorphose. La porte se gondole elle aussi, seuls semblent fixes les gonds qui figurent le pivot entre les deux pièces, les deux espaces.
-La figure est cloisonnée dans les pans du mur: sur le plan bi-dimensionnel, la figure est circonscrite par ce tracé. Le marquage des lignes structurales du cube que constituent la pièce et leur courbure permet d’accentuer la distorsion de l’espace.
-La répartition des masses picturales est elle-même ébranlée dans la polarisation de la matière, selon un certain magnétisme. La matière est focalisée au centre avec la figuration, alors que le détail est dilué en direction de la périphérie. Les lignes de fuite concentrent l’attention du regardeur sur le sujet central.
-La matière est concentrée sur un point : l’amas de peinture blanche, qui constitue la réserve pour l’élaboration du nuage. Pas de palette en dehors du tableau. L’espace surnaturel se construit de lui-même, les tubes de peinture étant versés au centre. Le nuage sert de réservoir à cette matière blanche. C’est grâce à ce réservoir, ce tubercule, que la figure pousse au milieu du réel. De la même façon la réalité alternative naît du cœur du tableau. Elle pousse de l’intérieur du réel, elle n’est pas importée de façon transcendante. Le mystère naît du réel, il ne vient pas du ciel. Il croît dans un interstice étroit et se développe en repoussant la matière, en faisant plier les limites de l’espace de la pièce. Les racines de l’arbre fendent la pierre. Cet aspect soutient l’impression insulaire, autarcique de la figure centrale.
L’occultation
Si la mise en tension de l’espace contribue à rendre exceptionnelle la mise en scène de la visitation, l’occultation d’éléments du tableau, paradoxalement, donne de l’intensité et de la profondeur à l’exceptionnel de la situation.
-Il y a que l’occultation donne au sujet une altérité radicale, elle insiste sur le fait que ce sujet est extérieur à la scène dépeinte. Tout à coup, caché à nos yeux, le sujet devient inconnu, non-identifiable, et ainsi venu d’ailleurs. Comment donner chair à cette altérité ? Grâce au visage brûlé. Le messager est anonyme, réduit à l’anonymat par le vandalisme du tableau. De quelle teneur est cette brûlure? De quel sorte de feu s’agit-il? Un feu divin, ou le feu manié par un être humain? Quelles seraient alors ses motivations? Double intervention sur le tableau après la peinture: la calcination et la gravure. Ces deux interventions servent à clore l’interprétation du tableau. Quiconque est intervenu pour cacher le visage central ou pour commenter la scène par la gravure a pour objectif de dissimuler des informations présentées dans le tableau. Or, la gravure, l’une des deux opérations effectuées a posteriori, c’est le peintre lui-même qui en est à l’origine: la signature gravée en est le témoin. C’est le peintre qui, arrivé au terme de son travail de représentation, retourne sa veste et décide de ne pas divulguer le sens explicite du tableau.
-Le ruban est censé être porteur d’un message. Or nous avons ici un phylactère vide. La figure saisit le ruban comme on saisit une feuille blanche pour y inscrire l’information. Il n’y a pas encore de marque linguistique. Le tableau n’a pas été conclu, sa composition a subitement été interrompue, avant que le tableau ne soit vandalisé et crypté.
-S’il persiste un signe déchiffrable, il est le suivant. Les trois axes, à gauche de la figure, constituent un code rappelant un schéma fractal. Un premier axe s’élève en biais (la diagonale, l’énergie en mouvement). La deuxième part de la première depuis son milieu. On revient à un axe horizontal (figurant la stabilité). Le mouvement fractal est confirmé par le troisième axe qui reproduit le même mouvement : à nouveau en diagonale, et ceci à partir du deuxième axe. À chaque fois l’axe se fait plus petit. On pourra imaginer ainsi se former une spirale, des axes « poussant » l’un sur l’autre, à chaque fois plus petit et selon un angle similaire autour d’un centre.
-Dernière question : l’absence de peinture sur le tableau (reproduction schématique du tableau Sens sénestre d’une tranche de pancetta). La réalité fuit dans l’espace peint, ce qui rend la représentation impossible. Il ne subsiste qu’un schéma qui ne saurait endosser la chair des référents peints. Refuser d’appliquer la peinture sur une peinture mise en abîme, c’est insister sur l’existence de la fameuse « aura » du tableau, telle que Walter Benjamin la définit.
On part d’une recherche de figuration du surnaturel dans la familiarité d’un simple appartement. Cette figuration aboutit dans son propre retranchement dans l’imaginaire pur du spectateur. La voie d’accès nous est cependant indiquée symboliquement, comme une trace qu’il s’agirait de remonter jusqu’à son origine. La visitation d’un être surnaturelle permet d’ouvrir une porte dans le réel (cf le tableau comme une porte percée dans le réel). Avant que l’être ne reparte avec son nuage dans l’ « ailleurs » d’où il provient, il va s’agir de mettre le pied dans la porte et de fixer cet instant dans lequel on peut jeter un œil dans l’embrasure. Le codage de la peinture se présente comme une barrière hermétique ; il finira par n’assumer qu’une tentative de la part du peintre de construire un pont entre le réel figuré et l’idéel. Une invitation au regard, une tentative de communication.