Du sacré et du profane
Sacré : qui appartient à un domaine séparé, inviolable, privilégié par son contact avec la divinité et inspirant crainte et respect.
Profane : qui est dépourvu de caractère religieux, sacré ; qui a trait au domaine humain, temporel, terrestre.
Depuis 2009, lorsque j’ai choisi de prendre le sublime esthétique comme sujet d’étude pour mes recherches artistiques, la notion de sacré transparaît dans tous mes travaux. Ces mots sont lourds d’implications ; ainsi dans le doute, j’en reviens toujours à la terminologie ou à l’étymologie.
La notion de sublime en esthétique désigne une combinaison de crainte et d’admiration. Le terme correspond au spectacle d’une nature puissante et violente qui vous renvoie à votre vulnérabilité (« sublime dynamique » dans la terminologie kantienne), ou au spectacle d’une nature infinie dans le temps et dans l’espace qui vous renvoie à la vanité de votre existence (« sublime mathématique », toujours dans la terminologie kantienne). Comme rappelé ci-dessus, le sacré quant à lui désigne ce qui « inspir[e] crainte et respect. » Les deux notions sont ainsi très voisines, et, on pourra le noter, se rejoignent sur le nom commun anglais ‘awe’, qui désigne un grand respect mêlé à de la peur ou de l’émerveillement.
La définition du « sacré » évoque également « un domaine séparé, inviolable ». Il existe de la même façon une partition de l’espace dans le sublime dynamique, entre d’une part les éléments déchaînés et d’autre part le spectateur à l’abri de cette violence. Dans le sublime mathématique, les échelles infiniment grandes des années-lumière ainsi que l’infiniment petit nous sont tout autant inaccessibles, isolées dans des échelles où l’humanité ne peut accéder que par l’imagination, supplétif du télescope ou du microscope. Dans l’histoire de la philosophie esthétique, les philosophes ont aussi relevé que le sublime existe dans la conscience de celui qui regarde. Ainsi chez Kant, le sublime révèle au regardeur toute la potentialité de son intellect et de son imagination. Ce que Kant décrit, c’est une distanciation entre la conscience et l’objet de son regard. S’il n’est de sacré que ce qui est haut et inaccessible, il en est alors de même pour le sublime.
Ces grandes lignes parviennent déjà à discerner les deux termes de notre dichotomie. Toujours sur un plan terminologique, nous aurons du côté du profane ce qui relève du « domaine humain, temporel, terrestre ». On peut d’ors et déjà placer le profane du côté de l’immanence et le sacré du côté de la transcendance. Du côté du sublime, un élément permettra de nourrir cette distinction : nous pouvons faire appel ici à Baldine Saint Girons, éminente spécialiste du sublime, qui développe dans Le pouvoir esthétique une typologie convaincante des catégories esthétiques. Regardons notamment les antonymes utilisés : le sublime s’oppose à la « médiocrité » et à ce qui est « enlisant ». Elle exalte au contraire le dépassement de soi, l’inspiration, l’audace : en somme ce qui pousse à surpasser sa condition. Nous aurons ainsi compris les termes de la dichotomie : le contentement contre la lutte, le commun contre l’extraordinaire, le quotidien contre l’exceptionnel.
Ce dernier point sera précisément notre porte d’entrée artistique sur le sujet. En effet, l’une des caractéristiques du sublime est sa nature fugace, aussi la notion est-elle systématiquement associée à la notion grecque du kairos. Le kairos est une dimension particulière du temps, celle de l’opportunité. Ainsi les occasions de tomber nez à nez avec un cataclysme se caractérisent par leur rareté (qui leur donne d’ailleurs d’autant plus de valeur sur un plan psychologique). Le sentiment d’écrasement du sublime n’est souvent saisi, chez ses témoins, qu’en des circonstances très restreintes et non reproductibles. Ainsi en est-il, sur le plan de la spiritualité, des instants où l’on fait face à la divinité.
Or, la photographie est par excellence l’art qui problématise l’instant. Combien de témoignages avons-nous de photographes en quête inlassable du cliché parfait, qui investissent parfois plusieurs mois à la recherche de la photographie parfaite, et dont le succès se joue souvent sur une fraction de seconde ? Il n’est pas anodin de remarquer que dans la culture populaire, c’est via la photographie que se manifestent les fantômes, les ovnis et autres monstres du Loch Ness : c’est parce que la prise photographique et le temps d’exposition renferment un hic et nunc bien précis dont la photographie est la seule trace, dans toute sa subjectivité (instantanéité de la saisie, mais aussi unité du point de vue, cadrage limité). À cette subjectivité de la prise, il faut aussi ajouter la phase du développement, avant lequel la photographie n’est finalement pas encore fixée, toujours en gestation en quelques sortes. Le travail photographique que je vous propose est une étude du kairos, de ce moment clef qui se situe entre la prise et le rendu final. En accord avec le sublime, mon sujet d’étude de longue date, c’est dans ce mystérieux interstice que s’immisce l’esprit, donnant à voir le sacré en partant de la simple trace de la lumière.
Que dit cet esprit ? Comment donne t-il à voir le sacré ? Jusqu’à présent, je n’ai pas vu manifestation plus convaincante de quelque chose de sacré que dans les Alpes. Nous pouvons y voir de la subjectivité en ce que j’y suis né, mais nous pouvons aussi y voir de l’objectivité en ce que c’est dans ce cadre que les pré-romantiques y firent les expériences les plus marquantes d’une certaine forme de sublime qui traversa tout le XIXe siècle. La symbolique de la montagne et de sa verticalité a inspiré à Baldine Saint Girons, que nous avons déjà nommé, un ouvrage dédié au sublime dans les Alpes, Le paysage et la question du sublime. Nous y avons nous aussi trouvé un cadre, ou plutôt un piédestal idéal pour mettre en scène le contact avec le sacré de la nature. Car c’est bien d’une sacralité de la nature qu’il est question ici. Dans la perspective d’un Spinoza, nous envisageons le sacré comme faisant partie intégrante de la nature, à l’image d’Arne Naess et de sa définition d’une écosophie ou « écologie profonde ». Einstein, de son côté, parle de religiosité cosmique, traçant un lien entre Démocrite, St François d’Assise et Spinoza. C’est dans certains motifs choisis que cette manifestation spirituelle est le plus manifeste, telles que les fractales, mais également dans des symboliques bien plus canoniques reprises dans les monothéismes, tel que le Mont Sinaï, dans une rencontre du ciel et de la terre, du sacré et du profane. Lors d’un pèlerinage à Rochemelon, 3538 m d’altitude, je me souviens que l’image avait été reprise par le curé italien dans son homélie : le sommet de la montagne est la croisée des chemins entre les Humains et Dieu.
Or prendre en photo un sommet n’est que le début d’un essai de contact avec le sacré. Mon travail dans la présente série consiste à aviver le kairos en me plaçant dans le mystérieux espace-temps que j’ai décrit, entre la prise et le rendu final, pour parasiter l’image en en faisant sortir son caractère sacré.
Les deux triptyques que vous trouverez ci-dessous me permettent de pourvoir à deux intentions. La première est de matérialiser l’instantanéité du cliché photographique. Les trois prises ne sont distantes que de quelques instants, et le fait de les faire se succéder donnent une impression de mouvement, de rapidité, et ainsi d’instantanéité. On saura par ailleurs profiter de cette occasion pour soigner la narrativité de l’ensemble. La deuxième intention à laquelle subvient le triptyque est de donner à cet instant un caractère mystique, à l’image des retables de la grande tradition de l’art sacré.
Mon geste a quelque chose de spectral : j’interviens sur le négatif pour créer du signifiant ambigu, entre la simple anomalie et la trace véritable de quelque chose de sacré ou de miraculeux. Ainsi d’un soleil, je tire une éclipse en effaçant simplement au pinceau l’encre noire qui allait occulter la zone en question sur la surface photosensible à la gomme bichromatée. Plus ambigu encore, la dégradation que je fais subir au papier développe de nouvelles formes, et le signifiant apparaît spontanément du chaos. Ainsi, comme par une main invisible, une montagne apparaît, une forme spectrale erre dans l’espace du cadrage, et plus fréquemment, des nuages ou de la fumée s’élèvent sans cause rationnelle.
La fumée et l’eau incarnent par excellence la présence fluide du sacré dans le réel. On dit qu’il n’y a pas de fumée sans feu, car la fumée montre systématiquement quelque chose : son foyer. Ainsi la fumée nous sert à faire geste vers quelque chose, mais un quelque chose que nous occultons. À quelles fins ? Aux fins de montrer l’invisible grâce à l’outil de la pulsion scopique. Cette présence invisible s’immisce dans les détails et se révèle à l’œil par accident. Sur le plan de la technique, j’utilise aussi l’eau comme un outil pour dégrader l’image. Ainsi l’eau est un médiateur entre la dimension terre à terre de la technique et le sens du motif représenté. Elle agit comme un lubrifiant entre le réel et le sens mystique de l’œuvre. Selon la même logique (et la même esthétique) que la chromatographie, l’eau dissout le réel pour en faire émerger la part spirituelle. Le sacré utilise la capillarité du papier pour émerger à la surface du support et offrir toute son étrangeté à l’œil du témoin.