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Le puits cadenassé : présentation et occultation

            S’il s’agit de peinture figurative, la peinture consiste en un dialogue avec le motif. Le peintre interroge l’objet peint en le construisant en tant que peinture. L’interrogation la plus courante a pour objectif la ressemblance, l’adéquation de la forme peinte au modèle vu. Mais déjà l’art moderne a dépassé cette interrogation primitive : l’élaboration picturale de l’objet figuré revient à reconstruire l’objet à partir du néant de l’arrière-plan. Le peintre moderne représente l’objet plus qu’il ne cherche à le reproduire.

Bien.

Dans notre cas, la question la plus importante sera la suivante : quelle est cette motivation à penser picturalement un objet ? Peut-on encore, après le modernisme et le post-modernisme, trouver de l’intérêt dans la figuration d’êtres ou d’objets visibles ?

La peinture figurative revient au goût du jour, et cela ne m’étonne pas. C’est que l’exercice pictural force à prendre du recul sur le réel, et offre ainsi de l’espace à la conscience pour s’interroger sur son monde environnant.

Car dessiner bien, c’est parvenir à voir l’intégralité de la forme. Arriver à en avoir une vision globale. C’est avec ce regard changé que l’on reconnaît la forme. Quand on dessine aveuglément, c’est à dire de proche en proche, certaines relations spatiales nous sont cachées, les relations entre les différentes parties du visage par exemple. Mais lorsque l’on parvient à adopter un regard global, on lève ces barrières. On parvient à percevoir grâce à un œil mesureur ces relations anciennement cachées. Le dessin est la bonne connaissance des distances entre les formes dessinées. La découverte d’un plan à plus grande échelle, qui structure le monde observé.

Il suffit d’une seule démonstration de cette capacité à mesurer, c’est-à-dire de s’avérer capable de bien peindre une certaine unité du réel, pour que la formule exposée par le peintre soit lisible, et que le regardeur comprenne le point de vue du peintre. Il suffit au peintre de laisser le regardeur risquer un œil au judas percé dans les murs de la réalité.

Quelle est cette formule exposée par le peintre ? Quelle doit-elle être ? Peut-on se satisfaire de dessins naïfs typiques du Street Art, qui font sourire pendant trente secondes puis s’épuisent de tout intérêt artistique ? Doit-on voir toute la peinture figurative réduite aux raccourcis intellectuels de dessins univoques et immédiatement déchiffrables ?

Le dessinateur et le peintre ont cette chance inouïe de pouvoir révéler les structures de l’être grâce à la simple application d’une marque sur un support. A partir de là, du panel des choix possibles offerts au créateur, qu’est-ce qui détermine le choix de la création ? Par quoi est guidée la main du peintre ?

La pulsion scopique, le mystère ou bien la simple curiosité, tels semblent s’affirmer les principes directeurs d’une majeure partie de la création visuelle. Le mot « mystère » est tant galvaudé aujourd’hui que l’on hésite à lui faire confiance en lui donnant une valeur spéciale. Il faut néanmoins s’y résoudre, et lui octroyer la place qui lui est due.

Mais parlons relativité, en situant l’appréhension du mystère sur une certaine courbe du temps. Certains instants sont plus intenses esthétiquement que d’autres. Sur cette courbe du temps, le mystère peut donner à voir une profondeur telle que le temps ralentit, ou se rapproche de l’infini de façon asymptotique. Car le mystère, à creuser en profondeur dans le temps, donne à voir sur un puits dont on ne voit pas le fond. Alors on s’arrête, on jette un caillou pour juger de la profondeur du puits, et on attend, et plus on attend, plus la peur monte car on réalise avec d’autant plus d’effroi à quel point ce puits est profond.

Au centre est la bouche du puits. Un abîme déchiré dans le support, une spirale infinie de l’image en direction de l’image mentale. Autour du motif, les signes sont des instruments de mesure de la profondeur du puits. Ils fonctionnent comme autant de renseignements symboliques sur la nature du mystère représenté au centre.

Pourquoi une telle hiérarchisation de l’image ? On pourrait tout aussi bien considérer esthétiquement une frise de hiéroglyphes comme expression pure du mystère : un alignement de signes, un aplat, une image sans contraste, une 2-dimension monotone sur laquelle le regard se disperse. Mais voilà que la deixis amplifie le mystère. La polarisation de l’image ne sert pas que la représentation des structures via la hiérarchisation. La polarisation traduit et encourage la focalisation de l’attention, le resserrement du regard vers l’enjeu unique de l’œuvre. Edgar Poe soutenait qu’une nouvelle devait être tenue par une unité d’intention, et de cette façon, tous les éléments de ses récits ont pour but unique l’expression d’une intention unique. De même, l’intention du peintre sera de mettre en œuvre plusieurs éléments selon une structure hiérarchisée avec en tête l’accomplissement d’une étude unique.

Il s’agit de créer un entonnoir visuel : resserrer le regard comme on augmente la pression d’un fluide en resserrant un conduit de tuyauterie. Ainsi à la fin d’une conduite forcée, la pression du fluide est au maximum, et ceci dans un diamètre de tuyauterie minimum. Comment permettre cette concentration du regard ? Grâce au contraste, on l’a dit. Mais ce contraste implique de l’obscurité.

L’obscurité prend des aspects variés : dilution dans le noir, cryptage du signe, et surtout, illustration par excellence de la pulsion scopique, l’occultation directe. En recouvrant directement le centre du mystère par exemple. En le retirant du champ de vision du regardeur. Faire porter le regard vers l’absence. Mettre un voile devant l’objet désiré, laisser espérer voir sous la jupe de la manifestation la plus excitante de l’inconnu.

Il manque au regardeur un ou plusieurs éléments qui l’empêchent de saisir l’image dans son ensemble. Que manque t-il ? Il peut s’agir du sens d’un symbole ou bien carrément d’un morceau du tableau. Ce sont ces éléments absents qui excitent l’œil. Ce sont peut-être eux-mêmes qui constituent la chair de l’œuvre : les éléments absents.

La peinture est un pétrissage mystérieux. Pour comprendre cela, il faut envisager la peinture comme une écriture : brouiller la frontière entre peinture et écriture. Dans un premier sens, cela est facilement compréhensible si l’on parvient à être ému par la calligraphie. L’écriture manuscrite peut être objet d’émoi esthétique. Mais dans l’autre sens, la peinture peut elle-même être lisible. La peinture est lisible comme une ligne d’écriture, mais son sens demeure obscur, la langue est étrangère. Les traits d’un visage sont comme ceux d’un idéogramme : ils sont lisibles, mais dans une langue étrangère.

A bien y penser, la notion-même de peinture figurative comporte un mystère intrinsèque. N’est-on pas justement au cœur de la peinture figurative dès lors que l’on s’intéresse à la fracture entre le tableau et sa source ? Il manque à ces tableaux une pièce du puzzle qui empêche le regardeur de reconstituer leur sens originel. Le photographe et l’infographiste peuvent prétendre à une certaine adéquation avec le réel. Mais le divorce du peintre avec son sujet, c’est là que se situe un des principes-même de la peinture.

R.S

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