Cime de la colonne
Avril 2016
Encre et crayon sur papier
96 x 96 cm
« Obstacle et signe interposé, le voile de Poppée engendre une perfection dérobée qui, par la fuite même, exige d’être ressaisie par notre désir. Apparaît ainsi, en vertu d’interdiction opposée par l’obstacle, toute une profondeur qui se fait passer pour essentielle. La fascination émane d’une présence réelle qui nous oblige à lui préférer ce qu’elle dissimule (…). Notre regard est entraîné par le vide vertigineux qui se forme dans l’objet fascinant : un infini se creuse, dévorant l’objet réel par lequel il s’est rendu sensible. »
Jean Starobinski, « Le voile de Poppée », in L’œil critique, Paris, 1961, p. 9-27.
Premier repérage du relief
Les informations numériques que l’on retrouve dans les courbes de niveau décrivent une échelle irréaliste, ce qui nous plonge d’emblée dans la configuration d’un Sublime mathématique kantien. Les lignes de niveau, sur le flanc de la montagne, indiquent une altitude colossale. À peine s’éloigne t-on de la plage, les falaises accusent déjà une élévation située entre 3000 et 4000 « unités ». Il n’est pas indiqué de quelle unité il s’agit, le mètre, le pied… néanmoins la pente apparaît comme fort raide, par rapport à un paysage généralement plat. Et cette pente, plutôt que de la proposer au spectateur frontalement à l’aide d’un dessin, nous la lui proposons rationnellement à l’aide de graduations de niveau. C’est là le cœur d’un effet du Sublime mathématique : provoquer l’imagination, la mettre en mouvement, et la laisser se développer dans la direction qui lui a été donnée lorsque les données se perdent en dehors du champ de vision, ici en l’occurrence le carré noir qui bloque la vue du sommet de la montagne.
Toponymie. Les noms des différents lieux-dits décrivent une géographie orientée autour du pilier central que constitue la montagne. Lorsque Les Phares du Mont-Cenis développait une certaine narrativité grâce à la mise en réseau des phares ainsi que le récit du passage du pape, ici, grâce à la composition totale de la carte, la liberté nous est donnée de développer la généalogie de chaque élément cartographique. De cette façon, si déjà le relief dans son ensemble sait mettre en valeur la centralité et la grandeur surnaturelle de la montagne centrale, la toponymie entoure encore ce centre d’une nappe de brume qui participe du mystère. Plusieurs localités sont reliées à ce qui semble être le sommet de la montagne par une ligne droite. Le portique du haut et le portique du bas sont tous deux reliés au centre, l’un par une ligne pleine, l’autre par une ligne en pointillés (une galerie souterraine ?) La forêt limitrophe jalonne l’accès vers le flanc de la montagne, après quoi l’on passera par le pont de non-retour. Autant d’éléments fantaisistes qui en plus de contenir nombres d’histoires potentielles, dessinent le portrait d’un cartographe fictif. Un cartographe qui a peut-être lui-même donné ces noms romantiques aux éléments de la carte. Un cartographe qui en tous cas, comme semble en témoigner la dégradation du tableau et la concision des notes, semble avoir été pris par l’urgence.
Quant au nom de la montagne elle-même, il est redondant, jouant ainsi sur la surenchère. « Cime de la colonne » : il est un cumul de deux mouvements ascensionnels, une colonne construite au sommet d’une montagne comme pour étirer artificiellement la montagne vers le haut. L’image de l’asymptote n’est pas loin : plus on s’étire vers le haut, plus le diamètre de l’axe s’affine. Voilà de quoi matérialiser le principe de regard vers l’infini que génère le Sublime.
La montagne, vortex ascensionnel
La montagne, par sa forme pyramidale, est une exemplification du sublime. Le concept de grandeur, symbolisé ici par le relief ascendant de la montagne, est implanté dans la conscience humaine, générant ainsi le concept de l’absolu. Prenons pour exemple un voyageur observant une montagne dans la brume : il ne parviendra à ne voir que la base de la montagne, le sommet restant noyé dans la brume. Le voyageur ne saura déterminer la hauteur de la montagne : seulement, le concept de grandeur sera implanté dans sa conscience. Il pourra ainsi s’imaginer une montagne bien plus grande qu’elle ne l’est réellement ; jusqu’à imaginer une montagne qui touche le ciel. La structure pyramidale permet de concevoir un absolu, en prolongeant les lignes qui nous sont offertes au regard. Du bas de la pyramide, on pourra peut-être apercevoir un angle ou un segment. Par l’effort de l’imagination, en regardant dans la direction donnée par ces lignes, il est aisé de concevoir une structure colossale, voire infiniment haute : et si les arêtes de la pyramide étaient en fait asymptotiques, et ne se joignaient jamais ?
Dégradation volontaire
Comment donner à voir en direction de l’absolu ? En attisant la pulsion scopique, en donnant la direction à suivre du regard tout en bouchant la vue. Les grands axes orientent les localités vers le sommet présumé de la montagne, mais ce sommet est bouché par la noirceur d’un feuillet certainement manquant, ou bien volontairement noirci. La couleur noire, sur le reste de la surface, semble déterminée à couvrir l’ensemble de la carte, comme progresse de la moisissure sur une surface humide et fertile. Deux feuillets sur la partie la plus haute ont carrément été en partie arrachés au support. La répartition de la couleur noire sur les différents feuillets accusent une manipulation des feuillets : l’un d’entre eux semble avoir été retourné de 180°. Un autre accuse un écart avec le feuillet voisin par la discontinuité d’un dessin à cheval sur les deux. L’espace est en expansion dans les zones occultées ; et le temps lui-même prend de l’épaisseur dans l’interstice entre chaque feuillet, laissant en négatif la trace de manipulations diverses.